XVI

 

L’assaut.

 

Du moment où la victoire de la Saint-Laurent et l’arrivée de Philippe II devant Saint-Quentin n’amenaient pas la reddition de cette ville ; du moment où, au lieu de se rendre, Coligny, sans respect de la majesté royale, forçait Philippe II à battre en retraite en faisant siffler un impertinent boulet à ses oreilles augustes, il devenait évident que la ville était décidée à tenir jusqu’à la dernière extrémité.

Il fut donc résolu qu’on la presserait sans relâche.

Il y avait dix jours que le siège avait commencé : c’était bien du temps perdu déjà devant de si pauvres murailles. Il fallait en finir le plus tôt possible avec l’opiniâtreté de ces impudents bourgeois qui osaient tenir encore, lorsqu’ils avaient perdu l’espoir d’être secourus, et qu’ils n’avaient plus pour perspective qu’une ville emportée d’assaut et tous les malheurs qui suivent d’ordinaire un pareil événement.

Quelque précaution qu’eût prise Coligny pour cacher aux Saint-Quentinois la défaite du connétable, la nouvelle s’en répandit dans la ville ; mais, chose étrange ! et l’amiral l’avoue lui-même, elle eut plus d’influence sur les gens de guerre que sur les bourgeois.

Au reste, la grande difficulté qui commença de se présenter à l’amiral et celle qui, comme on l’a vu, l’avait gêné dès le commencement, fut de trouver des ouvriers pour réparer le ravage du canon. Ce ravage portait particulièrement sur le rempart de Rémicourt et, depuis l’arrivée de l’armée anglaise, qui avait envoyé à Carondelet et à Julian Romeron une douzaine de pièces d’artillerie, le rempart n’était plus tenable. En effet, une première batterie avait été établie, comme nous l’avons déjà dit, sur la plate-forme de l’abbaye de Saint-Quentin-en-Isle, et une seconde à deux étages sur les hauteurs du faubourg. Ces deux batteries labouraient, dans toute sa longueur, le rempart de Rémicourt, depuis la porte d’Isle jusqu’à la tour Rouge. De sorte que les travailleurs, découverts des pieds à la tête et exposés à ce double feu des batteries anglaises et espagnoles, n’osaient plus aborder le rempart, qui menaçait de s’écrouler un beau matin d’un bout à l’autre.

Ce fut Dandelot qui obvia à cet inconvénient.

Il eut cette idée de faire transporter sur le rempart toutes les vieilles barques que l’on put se procurer le long de la Somme et d’en faire des traverses.

Un soir, à la nuit tombante, le travail commença.

Frantz et Heinrich, coiffés chacun d’un bateau comme d’un chapeau immense, entreprirent cette rude besogne. À mesure qu’un bateau était placé en travers sur le rempart, des pionniers l’emplissaient de terre.

On déposa de cette façon, pendant une nuit, sur le rempart cinq bateaux qui furent emplis de terre et qui offrirent un abri aux travailleurs.

Alors, les soldats reparurent sur le boulevard et les travailleurs reprirent leur besogne.

Pendant ce temps, deux nouveaux chemins couverts avaient été entrepris par les assiégeants. Le premier dans la direction de la tour à l’Eau ; le second vis-à-vis le moulin de la courtine de Rémicourt.

L’amiral fit dépaver les rues, fit porter les pavés dans les tours, et, du haut des tours, fit, pour inquiéter les pionniers espagnols, jeter ces pavés dans les tranchés ; mais les gabions qui masquaient les mineurs les garantissaient en grande partie de l’action de ces projectiles et leur permettaient de continuer l’œuvre de destruction.

Philippe II, afin d’exciter les canonniers espagnols à établir leurs batteries, venait parfois les visiter pendant leurs travaux ; mais, un jour qu’il assistait à l’établissement d’une de ces batteries, l’amiral le reconnut et, appelant ses plus habiles arquebusiers, il leur indiqua le point de mire royal. À l’instant une grêle de balles siffla autour du roi qui, à tout hasard et de peur d’accident, avait amené son confesseur avec lui pour avoir toujours sous la main une absolution in extremis.

Au bruit des balles, Philippe II se tourna vers le moine.

– Mon père, demanda-t-il, que dites-vous de cette musique ?

– Je la trouve très désagréable, sire, répondit le moine en secouant la tête.

– C’est aussi mon avis, dit Philippe II. Je ne comprends vraiment point comment mon père l’empereur Charles Quint y pouvait trouver tant de plaisir... Allons-nous-en !

Et le roi d’Espagne et son confesseur s’en allèrent, en effet, pour ne plus revenir.

Cependant, l’achèvement de ces travaux ne demanda pas moins de neuf jours ; c’était déjà neuf jours de gagnés pour le roi de France qui, sans doute, ne perdait pas le temps que lui gagnait l’amiral et les braves gens de sa ville de Saint-Quentin.

Enfin, le 21, on démasqua les batteries et, le 22, on commença à les faire jouer. Seulement alors, les Saint-Quentinois purent juger du danger qui les menaçait.

Pendant ces neuf jours, Philippe II avait fait venir de Cambrai toute l’artillerie qu’il avait pu en distraire ; de sorte que tout l’espace compris depuis la tour à l’Eau jusqu’à la tour Saint-Jean ne formait plus qu’une immense batterie de cinquante pièces de canon battant une ligne de murailles d’environ mille mètres.

D’un autre côté, les batteries flamandes de la ruelle d’Enfer avaient repris leur feu, battant la courtine du Vieux-Marché et celle du corps de garde Dameuse.

Tandis que les batteries anglaises, séparées en deux parties, aidaient, d’un côté, les batteries espagnoles de Carondelet et de Julian Romeron, et, de l’autre, sous les ordres de lord Pembroke, lançaient des hauteurs de Saint-Prix, leurs boulets dans le faubourg de Ponthoille et contre la tour Sainte-Catherine.

Saint-Quentin était complètement enveloppé d’un cercle de feu.

Par malheur, les vieux murs qui faisaient face à Rémicourt, c’est-à-dire le point attaqué avec le plus d’acharnement, n’avaient qu’un parement en grès et ne pouvaient offrir qu’une bien faible résistance. À chaque nouvelle salve d’artillerie, la muraille entière tremblait et l’on croyait voir s’écrouler sur toute sa longueur le revêtement qui se détachait du rempart comme la croûte d’un gigantesque pâté.

À partir de ce moment, ce fut tout autour de la ville comme l’éruption d’un immense volcan. Saint-Quentin semblait la salamandre antique enfermée dans une ceinture de flammes. Chaque boulet enlevait une pierre de la muraille ou ébranlait une maison. Les quartiers d’Isle et de Rémicourt ne présentaient que l’aspect d’une vaste ruine. On chercha d’abord à étayer et à soutenir les maisons. Mais, à peine l’une d’elles était-elle étayée, que la maison voisine, en s’écroulant, entraîna la maison et les étais avec elle. Les habitants de ces deux quartiers désolés se retiraient au fur et à mesure que s’écroulaient leurs demeures et fuyaient vers le quartier Saint-Thomas, qui était de tous le moins exposé au feu ; et tel est l’amour de la propriété, qu’ils ne quittaient les murs croulants qu’au moment où ils les voyaient tout près de tomber, et que quelques-uns mirent tant de lenteur à les abandonner qu’ils furent ensevelis sous les décombres.

Et, cependant, du sein de cette désolation, du milieu de ces débris, pas une voix ne s’éleva pour parler de se rendre. Chacun était convaincu de la sainteté de sa mission et semblait se dire : « Nous y succomberons, villes, maisons, remparts, citoyens, soldats ; mais en succombant, nous sauverons la France ! »

Cet orage de feu, cet ouragan de fer dura du 22 au 26 août. Le 26 août, le rempart n’offrait plus l’aspect que d’une grande découpure de pierre dans laquelle onze brèches toutes praticables avaient été creusées par le canon flamand, anglais et espagnol.

Tout à coup, vers deux heures de l’après-midi, d’un commun accord, les batteries ennemies se turent ; un silence de mort succéda aux effroyables détonations qui ne cessaient de se faire entendre depuis quatre-vingt-seize heures, et l’on vit les assiégeants s’approcher en foule par des chemins ouverts.

On crut que le moment de l’assaut était arrivé.

Justement, un boulet venait de mettre le feu à des chaumières situées près du couvent des jacobins et l’on commençait à l’éteindre, lorsque tout à coup le cri : « Aux murailles ! » retentit par la ville.

Coligny accourut ; il invita les habitants à laisser brûler les maisons et à venir défendre les remparts.

Les habitants, sans murmurer, abandonnèrent les pompes et les seaux et, prenant les piques et les arquebuses, s’élancèrent aux murailles. Les femmes et les enfants restèrent pour voir brûler leurs demeures.

C’était une fausse alerte : l’assaut ne devait pas encore avoir lieu ce jour-là ; les assiégeants s’approchaient pour faire jouer les mines établies sous les escarpes. Sans doute ne trouvaient-ils pas encore la rampe suffisamment praticable. Les mines jouèrent, ajoutèrent de nouvelles brèches aux premières, de nouveaux décombres aux anciens, et les assiégeants se retirèrent.

Pendant ce temps, l’incendie, abandonné à lui-même, avait dévoré trente maisons !

La soirée et la nuit furent employées à réparer autant que possible les brèches du front d’attaque et à établir sur la muraille de nouveaux parapets.

Quant à nos aventuriers, grâce au légiste Procope, leurs dispositions furent prises avec autant de loyauté que de discernement.

Le fonds commun se composait de quatre cents écus d’or. Cela attribuait à chacun, vu la mort de Fracasso, et l’héritage qui en avait été la suite, cinquante écus d’or. Chacun prit sur soi vingt-cinq écus d’or et laissa à la masse les vingt-cinq autres, qui furent enfouis dans les caves du couvent des jacobins après que tous eurent fait serment de ne mettre la main sur ce fonds de réserve que dans un an à partir de ce jour et en présence de tous les survivants. Des vingt-cinq écus que l’on avait sur soi, chacun en pouvait disposer à sa guise et selon les besoins et les circonstances. Il était bien entendu que la part de ceux qui mourraient dans l’intervalle appartiendrait aux survivants. Malemort, qui avait moins de chance de fuite que les autres, cacha ses vingt-cinq écus d’or à part, pensant avec raison que, s’il les gardait sur lui, ils étaient perdus.

Le lendemain 27, au point du jour, le canon recommença de tonner, et les brèches, à peu près réparées pendant la nuit, redevinrent praticables.

Nous avons déjà dit qu’il y en avait onze principales.

Voici quelle étaient leur position et quels étaient leurs moyens de défense. La première, pratiquée dans la tour de la porte Saint-Jean, était gardée par le comte de Breuil, gouverneur de la ville. La seconde était gardée par la compagnie écossaise du comte Harran. Ces Écossais étaient les plus gais et les plus laborieux soldats de la garnison. La troisième, ouverte dans la tour de la Couture, était gardée par la compagnie du Dauphin, dont, autrefois, M. de Théligny était lieutenant. Cette compagnie avait pour commandant M. de Cuisieux, son successeur. La quatrième, qui éventrait la tour Rouge, était gardée par la compagnie du capitaine Saint-André et par Lactance et ses jacobins ; la tour Rouge n’était située qu’à cinquante pas du couvent. La cinquième, qui était en face du palais du gouvernement, était gardée par Coligny lui-même avec sa compagnie ; il avait près de lui Yvonnet, Procope et Maldent. La sixième, ouverte dans la tour placée à gauche de la porte de Rémicourt, était gardée par une moitié de la compagnie de l’amiral que commandait le capitaine Rambouillet. Pille-Trousse, qui avait des amis dans cette compagnie, s’y était fait incorporer. La septième était gardée par le capitaine Jarnac, dont nous avons déjà dit quelques mots. Il était fort malade ; mais, si malade qu’il fût, le 27 au matin, il s’était fait conduire à cette brèche où, couché sur un matelas, il attendait l’assaut. La huitième, qui donnait accès à la tour Sainte-Périne, était gardée par trois capitaines que nous n’avons point eu encore l’occasion de nommer et qui s’appelaient Forces, Ogier et Soleil. Un quatrième, le sieur de Vaulpergues, s’était joint à eux. Ils commandaient à des soldats de différentes armes. La neuvième était gardée par Dandelot avec trente-cinq hommes d’armes et vingt-cinq ou trente arquebusiers. La dixième, qui était ouverte dans la tour à l’Eau, était défendue par le capitaine de Lignières et sa compagnie. Enfin, la onzième, qui effondrait la porte d’Isle, était gardée par le capitaine Sallevert et la compagnie La Fayette, à laquelle s’étaient joints les deux Scharfenstein et Malemort, qui n’avaient eu qu’une trentaine de pas à faire hors de la tente pour arriver à la brèche.

Tous ces gens de guerre répartis sur les différentes brèches s’élevaient à huit cents hommes ; les bourgeois mêlés à eux formaient un nombre à peu près double du leur.

Le 27 août, nous l’avons dit, dès le point du jour, le canon commença de gronder et, jusqu’à deux heures de l’après-midi, ne s’arrêta point une seconde. Il était inutile de répondre à un pareil feu, qui broyait les remparts, écrasait les maisons et allait frapper les habitants jusque dans les rues les plus reculées.

On se contenta donc d’attendre. Mais, pour ne laisser à tout homme en état de porter les armes aucun doute sur la nécessité de sa coopération, depuis le point du jour, le guetteur du beffroi ne cessa de sonner, s’interrompant seulement pour crier avec un porte-voix, du haut de la tour :

– Aux armes, citoyens ! aux armes !

Et, au son de cette cloche, et à ces cris lugubres et incessamment répétés, les plus faibles devenaient forts, les plus timides reprenaient courage.

À deux heures, le feu cessa et un drapeau fut hissé par Emmanuel Philibert sur le saillant du chemin couvert.

C’était le signal de l’assaut.

Trois colonnes furent lancées sur trois points : l’une, vers le couvent des jacobins ; l’autre, vers la tour à l’Eau ; la troisième, sur la porte d’Isle.

Ces trois colonnes se composaient : celle qui marchait vers le couvent des jacobins, des vieilles bandes espagnoles conduites par Alonzo de Cazières, et de quinze cents Allemands sous les ordres de leur colonel Lazare Swendy ; celle qui marchait sur la tour à l’Eau comptait six bataillons espagnols commandés par le colonel Navarez et six cents Wallons du comte de Mégue ; enfin, celle qui marchait sur la porte d’Isle était guidée par le capitaine Carondelet et Julian Romeron. Ils avaient sous leurs ordres trois enseignes bourguignonnes et deux mille Anglais.

Il serait impossible de mesurer, si court qu’il fût, le temps qui s’écoula entre le moment où les assiégeants s’élancèrent des tranchées jusqu’à celui où ils vinrent se heurter aux assiégés. En pareil cas, on vit des années dans le cours d’une minute.

Le choc eut lieu sur les trois points menacés. Sur ces trois points, pendant un quart d’heure, on ne vit rien qu’une affreuse mêlée ; on n’entendit rien que des cris, des hurlements, des blasphèmes ; puis, suspendu un moment au haut de la falaise croulante, le flot qui avait monté descendit repoussé, laissant le talus couvert de morts.

Chacun avait fait merveille ; les trois points attaqués avec acharnement avaient été défendus avec désespoir. Lactance et ses jacobins s’étaient vigoureusement montrés. L’ennemi avait roulé de la tour Rouge jusque dans les fossés ; mais plus de vingt moines étaient restés pêle-mêle parmi les morts avec les vieux soldats espagnols d’Alonzo de Cazières et les Allemands de Swendy. Les Wallons du comte de Mégue et les Espagnols de Navarez n’avaient pas été plus heureux et, forcés de reculer jusqu’aux tranchées, ils se reformaient pour un second assaut. Enfin, à la tour de la porte d’Isle, la présence de Malemort et des deux Scharfenstein s’était fait efficacement sentir : Carondelet avait eu la main droite broyée d’un coup de pistolet tiré par Malemort et Julian Romeron, renversé d’un coup de masse et précipité du haut des remparts par Heinrich Scharfenstein, s’était brisé les deux jambes dans sa chute.

Il y eut un instant de halte sur toute la ligne. On respirait. Seulement, on continuait d’entendre vibrer les coups du beffroi dans les intervalles desquels la voix du guetteur faisait retentir le cri :

– Aux armes ! citoyens, aux armes !

Ce cri n’était point inutile car, ainsi que nous l’avons dit, les colonnes d’assaut se reformaient et, ayant reçu un renfort de troupes fraîches, revenaient à l’attaque par le même chemin semé de morts qu’elles avaient déjà parcouru.

Ce qui faisait cette défense sublime, c’est que chefs, soldats et bourgeois savaient bien qu’elle était inutile et ne pouvait avoir un heureux résultat ; mais c’était un grand devoir à accomplir et chacun l’accomplissait, gravement, saintement, noblement !

Rien de plus sombre et de plus terrible – Coligny lui-même le dit – que cette seconde attaque, que n’accompagnait ni les fanfares des trompettes, ni les roulements des tambours. Assiégeants et assiégés s’abordèrent en silence et le seul bruit que l’on entendit fut celui du fer heurtant le fer.

La brèche qu’il gardait n’étant point attaquée, Coligny pouvait suivre des yeux les chances du combat et se porter où il croirait sa présence nécessaire. Il vit alors un groupe d’enseignes espagnoles qui, ayant délogé les arquebusiers de la tour Rouge et profitant de cet avantage, s’avançaient jusqu’au parapet du rempart en se glissant à la file jusque dans la tour même.

Coligny ne s’inquiéta point d’abord de cette attaque : le chemin pris par les enseignes espagnoles était si étroit et si difficile, que, si la compagnie du Dauphin faisait son devoir, les assiégeants allaient être certainement repoussés ; mais, au grand étonnement de Coligny, les Espagnols se succédaient les uns aux autres par le même chemin sans qu’il y eût apparence de trouble dans leur marche.

Tout à coup, un soldat effaré vint annoncer à l’amiral que la brèche de la tour Rouge était forcée.

Il était impossible à Coligny, à cause d’un bateau rempli de terre qui s’élevait entre lui et la tour Rouge, de voir ce qui se passait sur ce point : seulement, comprenant que le plus pressé était de courir là où on lui disait que l’ennemi était victorieux, il appela à lui cinq ou six hommes et descendit du rempart, qu’il comptait remonter de l’autre côté de la traverse, en criant :

– À moi, mes amis ! c’est ici qu’il faut mourir !

Et, en effet, il courut de toute sa force vers la tour Rouge.

Mais il n’était pas à moitié chemin qu’il vit, derrière la plate-forme du moulin à vent, l’enseigne de la compagnie du Dauphin fuyant dans la direction des jacobins avec d’autres gens de guerre, tandis que moines et bourgeois se faisaient tuer plutôt que de reculer d’un pas.

Coligny pensa que sa présence était d’autant plus urgente à la tour Rouge que les gens de guerre l’abandonnaient et il redoubla de vitesse ; mais, en remontant sur le rempart, il s’aperçut que le rempart était pris et qu’il venait de donner, tête baissée, au milieu de la colonne d’attaque espagnole et allemande, déjà maîtresse, non seulement de la brèche, mais encore de la muraille.

L’amiral regarda autour de lui : un seul page, presque enfant, l’avait suivi, avec un gentilhomme et un valet de chambre.

En ce moment, deux hommes l’attaquèrent, l’un à coups d’épée, l’autre en l’ajustant à bout portant avec une arquebuse.

L’amiral para les coups d’épée avec son bras bardé de fer et écarta, avec la pique qu’il tenait à la main, le canon de l’arquebuse, qui partit en l’air.

Alors, le petit page effrayé cria en espagnol :

– Ne tuez pas monseigneur l’amiral ! ne tuez pas monseigneur l’amiral !

– Êtes-vous en effet l’amiral ? demanda le soldat qui avait porté les coups d’épée à Coligny.

– Si c’est l’amiral, il est à moi ! cria l’homme à l’arquebuse.

Et il étendit la main sur Coligny.

Mais lui, frappant cette main du manche de sa pique :

– Il n’est point besoin de me toucher, dit-il ; je me rends et, avec l’aide de Dieu, je trouverai pour ma rançon une telle somme qu’elle vous contentera tous les deux.

Alors, les deux soldats échangèrent à demi-voix quelques paroles que l’amiral ne put entendre et qui étaient sans doute un accord, car ils cessèrent de se disputer pour lui demander si les hommes qui l’accompagnaient étaient à lui et qui ils étaient.

– L’un est mon page, l’autre mon valet de chambre, le troisième un gentilhomme de ma maison, répondit l’amiral ; leur rançon vous sera payée avec la mienne ; seulement, retirez-moi du chemin des Allemands : je désire ne point avoir affaire à eux.

– Suivez-nous, dirent les deux soldats, et nous allons vous mettre en lieu de sûreté.

Et, ayant demandé à l’amiral son épée, ils le ramenèrent à la brèche qui n’avait point été escaladée et, l’aidant à descendre, ils le conduisirent dans le fossé à l’entrée d’une mine.

Là, on rencontra don Alonzo de Cazières, avec lequel les soldats échangèrent quelques paroles.

Alors, don Alonzo s’approcha de Coligny, le salua courtoisement ; puis, lui montrant de la main un groupe de gentilshommes qui sortaient de la tranchée et s’avançaient vers la muraille, faisant cortège au généralissime de l’armée espagnole :

– Voici monseigneur Emmanuel Philibert, dit-il ; si vous avez quelque réclamation à faire, adressez-vous à lui.

– Je n’ai rien à lui dire, répondit l’amiral, sinon que je suis le prisonnier de ces braves gens et que je désire que ce soit eux qui touchent le prix de ma rançon.

Emmanuel entendit ce que disait Coligny et, avec un sourire :

– Monsieur l’amiral, dit-il en français, voici deux drôles qui, si notre prisonnier leur est payé à sa valeur, seront plus riches que certains princes de ma connaissance.

Et, laissant l’amiral aux mains de don Alonzo de Cazières, Emmanuel Philibert monta sur le rempart par cette même brèche qu’avait défendue l’amiral.